Mme Maguet et Martine Prat
Lapic
Je suis née pratiquement dessus dans la maison du moulin.
Je n’ai jamais entendu parler du Lapic.
On dit le rodu en breton. Je suis tombée dans la rivière quand j’étais gamine. J’étais tout le temps dedans. On ramassait les petits poissons et on les relâchait. Maintenant on ne voit plus les enfants dedans. Pourquoi ? Changement d’époque peut-être ?
Lorsque je parle du Lapic, je dis rivière. Maman m’a parlé de son enfance. Je sais qu’elle était dans ce moulin, mais je ne l’ai jamais vu jusqu’à peu.
Je suis partie à 19 ans du lieu. Quand je suis partie tout était en ronce. Plus personne ne s’en occupait.
Steven, mon gendre, à la fin d’un repas demande à ma mère et toi ton enfance ? Elle lui parle du moulin. Il dit : « on y va ! ». Ma mère lui répond Non que c’est sauvage.
Mon mari est décédé à 44 ans. On ne pouvait pas approcher le moulin quand je suis revenue. Mais ce dimanche-là, on est quand même partis le voir avec Steven et ma fille. Et là, je découvre un chemin pour y accéder. Je n’y croyais, moi qui pensais que c’était inaccessible. Je suis agréablement surprise, empreinte d’une émotion que je ne saurais traduire. Steven descend et nous dit : « venez venez ! » et là je découvre autre chose.
Maman est émue. On voyait le moulin, les murs. Michel avant nettoyé. Michel qui a repris le Moulin.
J’ai des photos de la maison du moulin. Des photos de maintenant. D’il y a deux ans. Depuis trente ans je n’avais pas été. Imagine. Maintenant un pont. Avant on passait dans l’eau. Les dames faisaient leur lessive sur les grosses pierres qui faisaient le pont. Énormes. Une contre le talus. Je suis partie pour le travail. Pendant peu, j’ai travaillé à la maison de santé de Bénodet, et une personne que j’ai rencontrée m’a amenée à Paris. Tout simplement. Un fils célibataire qui avait 40 ans. Et là-bas, j’ai trouvé un Breton. Il était du côté de Berrien. Nous venions en vacances ici. Enfin, proche d’ici. Le plus souvent dans sa famille à lui, dans le nord Finistère.
Depuis que je suis installée à Plonevez, je marche avec des gens d’ici. Le club des randonneurs. Quand j’entends la vie qu’elles ont eu à trimer autour des vaches, des champs. Moi je ne connais pas cette vie. Pourtant mon mari est de Cast. Il ramassait les petits pois.
Mes parents avaient quitté le moulin pour Kerfeunten. C’était plus rentable après la guerre. La meulerie est tombée dans l’oubli dans les années 50. Chacun faisait son grain avec des moulins à moteur, ce qui obligeait mon père à livrer loin. En 52, ils quittent le moulin. À mes 19 ans. Mes parents n’étaient pas propriétaires. Le moulin de Lesvren qui appartenait à la grande ferme de Lesvren. Un couple reprend.
Je n’ai jamais vu le moulin. Je ne l’ai jamais vu tourner. Nous allions en vacances dans le Morbihan. Il fait plus chaud. Et nous venions voir les grands-parents à Cast le moulin c’était derrière.
L’hiver, les crus. Mon père se levait la nuit pour ouvrir les grosses vannes. Une rivière arrivait au moulin qui après se divisait. Nous étions à une intersection. À droite une petite écluse, on laissait l’eau passer par là quand l’eau ne tournait pas. Et une grosse écluse à l’entrée de l’étang, à gauche, qu’on lâchait un peu. L’eau a toujours eu une grande importance pour mes parents. L’eau de pluie, on l’entendait tomber sur les toits lambrissés. Maintenant je me dis que j’ai vécu quelque chose d’extraordinaire. Une enfance heureuse malgré avoir perdu ma maman très tôt. Papa avait eu faim pendant la guerre. L’histoire que j’entendais de maman qui disait qu’elle n’avait jamais manqué de rien. Alors que papa avait eu faim enfant dans le nord Finistère. Son père n’était pas fait pour la ferme, il était mieux comme enseignant. Alors quand il prit le moulin, et le Lapic… sûrement pas pour lui, mais fallait faire avec. Le Lapic, c’était un jeu pour moi. La rivière, un lieu.
Moi j’ai eu une crêperie à Châteaulin qui était un moulin. Une rivière qui allait dans l’aulne. Quand nous avons pris la crêperie, on nous a dit qu’il y avait une roue enlevée pour mettre un bar. Comme quoi, sans avoir vu le moulin de ma mère, je prenais la suite. Et je n’ai pas eu d’influence. Pour cela, je me dis qu’il y a une part de destin dans chaque vie. Après, lorsque nous avons vendu la crêperie, nous nous sommes retrouvés à Plonévez sur les terres où est née maman, sans le chercher. On a cherché une maison tout simplement pour aller chercher le bout de pain à pied. Je suis arrivée en aout 2018 et maman en mai 2023. Elle avait fait construire à Cast pendant qu’elle vivait à Paris.
Je voulais rejoindre ma fille à Plonévez. Cette maison, je l’ai trouvée par hasard. Lorsque je suis entrée dedans, un taudis.
Maman s’est installée là. Elle peut faire tout à pied.
Je marche tous les jours, tous les jours, deux fois par jour. Depuis que je suis ici, je me sens plus près de mon enfance. Ma vie. Une ferme. Une rivière, je ne savais pas qu’elle s’appelait Le Lapic. Je m’occupais du moulin. On mettait le grain dans la trémie. Ça descendait dans les sacs. Et les sacs, fallait les surveiller. Ils pouvaient bloquer la farine. Et nous, les enfants, on secouait le sac. Souvent ma grand-mère ou ma tante qui m’a élevée, moi et ma sœur, ma maman est décédée en 39, donnaient le coup de main.
Pendant la guerre, mon père avait de gros clients : les grandes fermes de Plonévez. Une tante et un oncle de Saint-Nazaire étaient venus se réfugier. Les Allemands empruntaient le chemin de la ferme pour aller d’une à l’autre. Ils ont été corrects avec nous, nous laissaient la nourriture, mais on cachait la farine alimentaire. On n’avait pas le droit de moudre pour les hommes. Souvent des queues de dix quinze personnes qui venaient chercher la farine. Les parents ne pouvaient pas servir tout le monde. Cette farine payait le travail que mon père faisait. Il allait à la grande ferme, prenait le grain contre la farine. Il avait des vaches et des cochons aussi, nourris avec la farine. Il se payait en farine. La terre permettait de vivre. En tant que locataires, ils n’avaient rien à eux.
Je me souviens. J’allais garder les vaches. Nous étions un groupe de gamins. Quatre vaches, deux chevaux et des cochons. On allait garder les vaches de la grande ferme aussi. On s’amusait dans notre innocence. Les garçons couraient après les vaches si elles se sauvaient. Je traversais la rivière, pas un terrain de jeu, la source de nos revenus. De plus, je ne m’exerçais pas à la baignade, l’eau des rivières est froide.
Mon père est parti à la guerre de 39 à 43. Le propriétaire du moulin a fait les papiers pour qu’il revienne. Mon grand-père avait pris la relève entre. Ma tante célibataire était venue. Et elle s’est mariée avec mon père en 45. Mon père avait été enrôlé dans le STO où il travaillait dans les fermes. Moi, j’étais en pension chez les sœurs à Plonévez, et je rentrais pour les vacances. Et ensuite, à Quimper, j’ai fait deux ans. J’avais 15 ans. Le lien avec la rivière était plus lointain. De 15 ans à 19 ans, je suis restée au moulin quatre ans et en même temps Bénodet, j’y dormais. Je suis née là, mais j’ai été vite déplacée.
Une rivière. Mon enfance. L’eau. Des cailloux. Des plantes. Des petits poissons. Des tous petits. La force de l’eau. Quand pépé allait ouvrir les vannes, j’avais peur qu’il parte avec l’eau. La nuit sur les petites planches écartées les unes des autres, je tremblais dans mon lit en attendant qu’il revienne.
J’ai l’impression que ma vie est comme un cours d’eau. Je n’ai jamais été malheureuse. Une vie assez riche. On vivait beaucoup ensemble. J’ai été entourée. J’ai trouvé sur ma route une rivière qui était comme moi et moi comme elle. Comme l’eau, je suis partie, et je suis revenue, et je finirai ma vie ici. J’ai construit ma vie comme la rivière construit la sienne.
Il est important d’être entourée. Mon père était un amoureux de sa Bretagne. Moi, je suis une résiliente. Je me tiens debout malgré tout ça ou avec tout ça. Ma mère, mon mari, mon fils, le frère de mon mari, et ma fille, mon autre fils qui ont Alzheimer. Pas facile.
Résiliente comme la rivière. Jamais tranquille toujours présente debout dans la tempête, mais jamais seule pour vivre.
J’ai travaillé jusqu’à 84 ans à faire les crêpes avec ma fille. Active. Crêpes à emporter le matin. Restauration à midi. Je rentrais l’après-midi, et ma fille m’appelait et me disait : « viens ça rentre de partout. » J’ai fait presque trente ans là-bas. Nous avions commencé à Cast pendant huit ans. Nous étions début 93 à Châteaulin. Les crêpes, la farine, ça fait un destin pas commun.
Mon arrière-grand-père est arrivé au moulin en 1868. Il a commencé l’histoire de la farine. Il y avait deux lits clos en bas. C’était petit. Deux chambres en haut. Mes grands-parents en bas dans une des chambres. Mes parents dans l’autre. Pendant la guerre on s’est un peu tassé. J’ai connu toutes les familles qui vivaient dans toutes les petites maisons à côté. Ils vivaient eux dans une pièce. Ils travaillaient tous à la grande ferme.
On n’était pas riche mais bien. Les femmes accouchaient à la maison. Je suis née presque sur l’eau. Je me vois en train de sauter. Mon père reculait sa charrette pour mettre son grain. Un tremplin, et je sautais. Mon père me menaçait de me mettre dans la rivière, mais il ne l’a pas fait. Un homme doux.
Je me suis approchée de Maryvonne, elle parlait de Lesvren. Je me suis rapprochée. Je me disais : « quelle tristesse on a laissé tomber le moulin. » Et maintenant on fait que parler du Lapic avant on n’en entendait jamais parlé.
Je n’ai pas eu cette vie. Une enfance différente. Je n’ai jamais été malheureuse. La rivière à son destin : d’aller à l’océan.
J’ai vu le Lapic pour la première fois, il y a deux ans. Je me disais qu’on ne pouvait pas approcher, et maintenant, on n’arrête pas de me parler de ma mère.
Le Lapic, j’apprends des choses. Je viens de là. Mes racines d’eau ici. Mon eau. J’allais en vacances du côté de mon père. Il ne restait rien du côté de ma mère. Je suis contente de connaitre et de comprendre tout ça. Contente pour maman. Je suis peut-être terre à terre, née dans un hlm, pas attachée aux maisons, mais je prends la vie comme ça vient, et je suis contente de ces retrouvailles avec cette rivière. J’ai vu comment maman a été émue. On a besoin de cette eau. Un besoin de territoire. La rivière a sa place.
Dans le temps, le foin, les près, on irriguait selon la saison. On faisait des rigoles pour que l’eau entre dans les prés.
J’adore entendre le clapotis de l’eau dans le ruisseau.
Le moulin qui tournait dès le matin de bonheur. De très grands arbres qui l’entouraient. Les oiseaux. La pie qui faisait son nid en haut d’un chêne. Des vents forts pas aussi forts que maintenant. Un énorme poirier derrière la maison pour nous nourrir. Un énorme chêne aussi. Le plat pour aller à la rivière. L’eau tombait sur la roue dessous. Les cuillères, un axe central. L’eau tombait sur la partie creuse qui faisait tourner l’axe qui faisait tourner le moulin au-dessus. Il y avait d’autres moulins sur le parcours.
Je ne demande qu’une seule chose aujourd’hui : « Qu’elle soit entretenue. Qu’on ne la laisse pas tomber comme cela a été à mon époque. Quelle tristesse ! Je la ressens encore aujourd’hui.
On dit qu’en Bretagne on ne profite pas assez. Alors, faisons des choses avec cette rivière. Mettons de l’activité autour. Si on pouvait créer un chemin de randonnée le long du Lapic, ce serait bucolique. Les chemins côtiers, il n’y en a plus. C’est déjà tout raviné avec la mer. Les glaciers fondent. Si on ne peut plus nous aller voir la mer irons voir la rivière. La rivière pour tous.
Mais aucun paysan ne lâchera de la terre. Pourtant, ce serait bien d’avoir un chemin pour aller à la mer à pied. Jamais mais j’aimerais.
Il faut que tout le monde s’entende pour ça. Mais ce serait sympa. Et toutes ces maisons vides, il faudrait les remplir de personnes qui ont besoin de logements.
La rivière… Des moulins pour créer de l’énergie comme à Berrien. J’aimerais que mon petit-fils marche sur les pas de son arrière-grand-mère.
Michel aurait pu laisser ça comme ça, mais il a fait le puits, rénové la petite maison. Le moulin, le réhabilitera-t-il ? Il a mis les murs hors d’eau. Mais ce n’est pas un homme tout seul qui pourra tout faire. Créer une forme d’association pour mettre la main à la pâte. Une association Lapic qui remonterait le moulin.
Avant tout ça ne m’intéressait pas. Mon travail, mes enfants, les élever au mieux. L’ancien, le vieux ne m’intéressait pas, mais depuis qu’on parle de ce Lapic, ça m’a réveillé, réveillé la conscience.
C’est extraordinaire que des gens veuillent faire des choses. C’est pas moi qui me serais lancée là-dedans. Mais dans le mouvement, je participerai à faire vivre la suite pour le LAPIC. Les propriétaires de la ferme sont partis sans entretenir. Ils n’avaient pas d’enfants. Alors devenons les enfants du Lapic, et entretenons-le pour que les générations qui nous suivent puissent traverser les ponts, et marcher tout du long.
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